Au grand jeu des artistes, niveau de difficulté 3.

Connaissez-vous des artistes femmes belges ?

Cela fait un certain temps que je donne des cours et des conférences sur les artistes femmes belges, et je les commence invariablement de la même manière, sous forme de quiz digne de Qui veut gagner des millions (est-ce encore une référence ?)¹. Je suis d’ailleurs loin d’être la seule à adopter cette stratégie, et le terme [artiste] pourrait être remplacé par n’importe quel autre métier de prestige, architecte par exemple². J’attends avec impatience le jour où ce petit jeu sera aussi désuet que celui de Qui veut gagner des millions. J’ai bon espoir, car dans les classes de secondaire supérieur la difficulté 3 semble de moins en moins difficile à dépasser. Secret de polichinelle, pour que les artistes femmes belges soient mieux connues et reconnues, il faut en parler, les exposer et les documenter. Que l’on soit étudiant·e, guide-conférencier·e, professeur·e, conservateur·trice, mondain·e courant les salons, on a tou·te·s notre responsabilité. Une bonne recherche, de la plus modeste à la plus pointue, commence par une solide bibliographie. Une bibliographie générale d’histoire de l’art au prisme du genre à tendance française a été merveilleusement établie par Eva Belgherbi. C’est elle qui m’a suggéré de faire le point sur ce qui a été écrit à propos des artistes femmes en Belgique. L’article que je vous propose se veut comme une photographie, un instantané de recherches non exhaustif, qui pourra forcément être complété et affiné au cours du temps. Alors, c’est parti pour une bibliographie sur les artistes femmes en Belgique, niveau 1.

Un sujet à la mode vieux d’au moins 70 ans.

On ne le répètera jamais assez, les recherches sur les artistes femmes ne sont pas récentes, loin de là. L’historien de l’art Germain Van Herrewege s’intéresse aux artistes femmes dès 1935, avec entre autres une petite monographie de la dessinatrice Cécile Cauterman, dont il est un grand fan. En 1955, il se lance dans un projet plus vaste, Femmes peintres à Gand, qui répertorie les notices biographiques des peintres et dessinatrices gantoises qui ont participé au Salon de Gand entre 1792 et 1955, ainsi que les notices de celles « qui, pour diverses raisons, se sont abstenues d’y présenter leurs œuvres »³.

Le manque de profondeur des femmes peintres est largement compensé par le sentiment et le style, deux qualités indéniables qui influenceront favorablement un jugement objectif. 

(Van Herrewege, 1955, p.10)

Vous l’aurez compris, vous n’échapperez pas aux poncifs des années 50, mais comme le dit lui-même l’auteur, cet ouvrage pourra vous servir « uniquement comme base ». Avec un œil critique et un filet à attraper les stéréotypes de genre.

Après Gand, en route pour Namur qui a aussi droit à son recueil régional (moins complet), Femmes artistes en Namurois⁴, édité par le groupe Soroptimist International. Quelques notices biographiques pour compléter votre herbier.

Si les voyages dans le temps ne vous font pas peur, vous pouvez aussi plonger dans l’exposition La femme dans l’art : l’artiste et le modèle qui s’est tenue aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique en 1975⁵. Une référence pour comprendre d’où l’on vient (et prendre conscience que les années 70 ne sont jamais loin). Glanez-y quelques noms, au passage.

Les cahiers du GRIF n’ont pas attendu “L’année de la femme” pour parler des femmes et de féminisme. Le n°7, publié en 1975, aborde spécifiquement les questions de création. Au programme, articles et témoignages d’artistes, tels que celui de Marthe Wéry. La Belgique traine toujours un peu son syndrome provincial par rapport à la France et à Paris. Et c’est vrai que pour bien des choses, on arrive une guerre en retard. Mais les Cahiers du GRIF, eux, sont bien belges. Ce “monument historique du féminisme européen” (ce sont les mots du Groupe de recherche Relire les cahiers du GRIF) est fondé à Bruxelles par Françoise Collin en 1973. Et pour rien enlever à notre plaisir, tout est en ligne ici.

Le bug du patriarcat, à l’image de celui de l’an 2000, manqué

Tout aurait pu basculer à la veille du nouveau millénaire. Katlijne Van Der Stighelen et Mirjam Westen co-dirigent l’exposition A chacun sa grâce : femmes artistes en Belgique et aux Pays-Bas, 1500-1950, accompagnée d’un sérieux catalogue. Outre des notices biographiques, il contient des articles de fond qui portent entre autres sur les premières étudiantes en histoire de l’art, les conservatrices et la place des artistes femmes contemporaines. Ce catalogue, envisagé comme le point de départ de recherches futures, constitue encore aujourd’hui une référence concernant l’histoire des artistes femmes en Belgique. Et c’est tristement éloquent quant à l’état de la recherche sur le sujet dans notre beau royaume.

Passion XIX^e

La période la mieux documentée à ce jour est le XIX^e siècle, et même plutôt la niche de la fameuse Fin-de-Siècle. Et cela, en grande partie grâce à Alexia Creusen qui réalise sa thèse sur les femmes artistes en Belgique durant le long XIXe siècle, à une époque où il n’était pas encore “tendance” d’étudier ces questions. Grâce à son travail de défrichage qui va au-delà de la collecte de notices biographiques, d’autres chercheuses marchent sur ses pas. Barbara Caspers travaille sur les couples d’artistes à la fin du XIX^e siècle, vous pouvez la lire par ici. Wendy Wiertz quant à elle, se penche sur les artistes issues de la noblesse. Son article trilingue sur la formation des artistes amatrices de la noblesse se trouve par là. Entre-temps, travailler sur les artistes femmes perd en bizarrerie et le Musée Rops à Namur organisait en 2016 l’exposition Femmes artistes : les peintresses en Belgique (1880-1914). Un catalogue publié à l’occasion rassemble les chercheuses citées plus haut, et ça vaut la peine de le souligner.

Les larmes de l’historienne de l’art contemporain

Vous l’entendez, le long sanglot des historiennes de l’art contemporain ? Quoi, rien sur le XXe siècle ? Pas rien, mais presque. Le tout petit musée Marthe Donas (MIMDo) est la seule institution muséale consacrée à une artiste femme en Belgique⁶. Et, non contente de valoriser l’œuvre de la fameuse artiste abstraite, l’équipe (bénévole, il faut pas rêver) travaille d’arrache-pied pour valoriser d’autres artistes femmes belges contemporaines pour lesquelles le catalogue accompagnant l’exposition est parfois la seule publication à leur sujet.

C’est encore du côté des institutions privées qu’il faut chercher les initiatives de valorisation des artistes femmes contemporaines belges. La patinoire Royale/galerie Valérie Bach, mi-musée, mi-galerie marchande, y a consacré plusieurs de ses expositions, dont Belgian Women en 2020 dont le catalogue est disponible en ligne. Rien de révolutionnaire, les stéréotypes de genre y ont la dent dure. La démarche reste monographique, peu de contexte et de lien entre les artistes, on reste dans une galerie marchande. Mais voir ces artistes et leurs œuvres, c’est donner envie de mieux les connaître, et c’est aussi important.

Passion monographie

J’espère qu’à ce stade, certain·es d’entre vous se découvre une âme de chercheur·euse, car concernant les artistes femmes en Belgique, on a encore du pain sur la planche. Est-ce vraiment tout ? Oui, et non. Si l’on parle des tentatives d’inscription des artistes femmes belges dans un contexte, une époque, le champ de l’art dans lequel elles s’inscrivent, alors on a fait le tour. Par contre, le format monographique est bien exploité ces vingt dernières années. Marjan Sterckx fait partie des précurseuses de la recherche sur les artistes femmes en Belgique, elle est spécialiste des sculptrices belges telles qu’Yvonne Serruys (2003) et Louise Damen (2007). Les artistes Mig Quinet (Laoureux, 2013), Marthe Donas (Peter et De Smet, 2016), Michaelina Wautier (van der Stighelen, Gruber et al., 2018), et tout dernièrement Anne Bonnet (Daloze, 2022) ont eu droit à leur exposition monographique accompagnée d’un solide catalogue. Notre arbre qui cache la forêt préféré, Anna Boch, fera prochainement l’objet d’une exposition et, on l’espère, d’une publication de taille (MuZee).

Les monographies rendent un sérieux service, si elles sont bien faites. Elles permettent d’appréhender directement la matière sans devoir passer des mois (ou des années) à éplucher les archives pour (re)composer la carrière des artistes que l’on souhaite étudier. Mais elles ne suffisent pas. Le format monographique a tendance à isoler l’artiste du contexte spatio-temporel qui l’a vu évoluer, des enjeux de société contemporains et des réseaux dans lesquels elle·il s’inscrit. C’est un format qui conforte l’idée de l’artiste comme génie qui crée en dehors de toutes réalités matérielles et symboliques [10]. Concernant les artistes femmes spécifiquement, ce format conforte l’idée de l’artiste femme comme exception dans une histoire de l’art androcentrée dominante. Mise sur un piédestal, elle est la femme exceptionnelle qui confirme la règle d’un artiste forcément homme blanc cis hétéro (vous l’aurez compris, ça fonctionne avec tou·te·s les artistes minorisé·e·s).

En bref, on veut plus de recherches comme celles d’Alexia Creusen, Barbara Caspers, Wendy Wiertz et compagnie ! On veut notre Femmes artistes/artistes femmes belge !

Alors, au travail ?

1. La difficulté 1 étant “connaissez-vous des noms d’artistes ?” et la 2 “connaissez-vous des artistes femmes ?” [↩]
2. Je pense à ma collègue Apolline Vranken qui adopte cette stratégie dans ses conférences sur l’architecture et le féminisme. [↩]
3. VAN HERREWEGE (Germain), 1955. Femmes peintres à Gand 1792-1955, Gand, Snoeck-Ducaju et Fils, p.7 [↩]
4. CLOSE-ROSSIGNON (Lily), 1987. Femmes artistes en Namurois, Namur, Soroptimist International [↩]
5. La femme dans l’art. L’artiste et le modèle, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 25 avril – 13 juillet 1975 [↩]
6. J’ai vraiment hâte que quelqu’un·e me contredise et s’écrie “non ! il y aussi…” [↩]

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